Si les raisons du conflit entre Russie et Ukraine sont multiples et nous échappent en partie, Vladimirl’élément religieux souvent peu abordé par les médias pèse d’une façon significative sur le différend entre les deux états.

L’ecclésiologie orthodoxe

La première notion à avoir en tête pour l’analyser est celle du rapport tout particulier entre pouvoir civil et autorité religieuse dans le monde orthodoxe. L’Orient et l’Occident qui s’identifieront progressivement comme l’ensemble des églises « orthodoxes » et l’Eglise « catholique », ont développé au long des siècles deux visions radicalement différentes de ce vis-à-vis. En Orient, le patriarche byzantin s’est assuré une prééminence face au siège de Rome en vertu de sa proximité avec le centre du pouvoir de l’empire romain fixé à partir du IVème siècle à Constantinople. Cette promiscuité sur laquelle reposent ses prétentions s’est mue très rapidement en servilité à l’égard du politique. De là s’est développée une ecclésiologie particulière.

 

L’Orient qui s’éloigne de Rome va concevoir l’Eglise de façon plus spirituelle, mais le payer d’un asservissement plus fort au pouvoir politique, auquel il s’abandonne pour trouver une ossature juridique. D’où des communautés nationales qui en émergeront et qui vont se montrer très solidaires de l’idéologie étatique : ce qui était vrai au temps de l’URSS l’est encore aujourd’hui.

On en trouve une illustration dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski fait dire à un staretz : « Ce n’est pas l’Eglise qui se convertit en Etat, notez-le bien : cela, c’est Rome et son rêve, c’est la troisième tentation diabolique. Au contraire, c’est l’Etat qui se convertit en Eglise, qui s’élève jusqu’à elle et devient une Eglise sur la terre entière, ce qui est diamétralement opposé à Rome, à l’ultramontanisme… et n’est que la mission sublime réservée à l’Orthodoxie dans le monde. »

Inversement l’Occident va développer une ecclésiologie bien plus juridique de l’Eglise comme société parfaite qui fait face à l’Etat, jusqu’à s’ériger elle-même en état avec la création des Etats Pontificaux au VIIIème siècle, dont la Cité du Vatican est aujourd’hui le résidu symbolique. Cette indépendance et cette liberté sans cesse revendiquée lui vaudra entre de très rares espaces d’osmose avec le pouvoir temporel, d’innombrables périodes de conflit. Paradoxalement, c’est Soloviev, un penseur russe qui s’est peu à peu désolidarisé de l’orthodoxie, qui écrit dans La Russie et l’Eglise universelle : « Pour être chrétien, l’Etat doit être soumis à l’Eglise du Christ ; mais pour que cette soumission ne soit pas fictive, l’Eglise doit être indépendante de l’Etat, elle doit avoir un centre d’unité en dehors de l’Etat et au-dessus de lui. Elle doit être en vérité l’Eglise universelle », exprimant clairement la vision romaine de l’Eglise catholique.

La conversion de la Russie

Une autre chose à noter est que l’on situe de façon mythique « le baptême du pays russe » avec celui de Vladimir (ce prénom qu’ont en commun les deux chefs d’état opposés, puisque Vladimir en russe se dit Volodymyr en ukrainien), prince de Kiev, en 987 à Chersonèse et celui de son peuple l’année suivante à Kiev, alors capitale de la Russie (Moscou n'existant pas encore). Après avoir fait installer à Moscou une statue d'Ivan le Terrible, Vladimir Poutine qui ne veut pas laisser lui échapper ce symbole, fait ériger en 2016 une monumentale statue de son saint patron à l’ombre du Kremlin.

Voilà en tout cas pourquoi la ville de Kiev représente un symbole extrêmement fort pour l’identité russe. Elle restera le centre religieux des slaves orientaux jusqu'en 1299, Moscou n’abritera le siège métropolitain qu’à partir de 1325. Avec ces souvenirs, Kiev abrite encore aujourd’hui un des centres spirituels les plus vénérés du monde russe, la fameuse Laure des Grottes de Kiev, ensemble monastique qui appartient à l’état ukrainien qui en est propriétaire en raison de sa valeur patrimoniale, mais qui est habité par une communauté monastique fidèle à Moscou.

Les divisions de l’orthodoxie ukrainienne

En effet, les ukrainiens qui sont orthodoxes dans leur immense majorité (79,3%), malgré la présence significative de catholiques latins et de gréco-catholiques, sont loin de constituer une Eglise unie. Le monde orthodoxe est une fédération d’Eglises sous l’autorité de patriarches. Aux antiques patriarcats de Jérusalem, Antioche, Alexandrie, Constantinople, Géorgie, Grèce ou Chypre se sont ajoutés ceux de Bulgarie, Serbie et Russie. Le XXème siècle a vu se multiplier la création de nouvelles Eglises qui prennent à chaque fois des allures de dissidences politiques, compte tenu de ce qui a été dit. Au cours de son histoire tourmentée, Kiev sera l’objet des convoitises alternées du patriarcat de Moscou et de celui de Constantinople. Après la déclaration d’indépendance de 1991 nait l’année suivante une Eglise orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Kiev aujourd’hui dirigée par le sulfureux patriarche Philarète qui, après avoir flirté avec le KGB au temps de la Russie soviétique, et russophile affirmé, brigué en vain le patriarcat de Moscou, s’est fait depuis le champion de l’indépendance ukrainienne et du rapprochement avec l’Europe occidentale d’un point de vue politique et qui a refusé de se fondre dans la nouvelle entité créée en 2018 quand il a compris qu’elle lui échapperait. C’est cette année en effet que le président Porochenko décide de fonder l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, sous l’autorité actuelle du métropolite Epiphane, à ne pas confondre avec la précédente bien que le but était de l’incorporer. La décision du patriarcat de Constantinople d’accorder l’indépendance à cette nouvelle institution déchaîne les foudres de Moscou qui déclare apostat le patriarche œcuménique, coupe tous les ponts avec celui qui exerce au sein de l’Orthodoxie un ministère d’unité et promet une réponse proportionnée à l’Ukraine. Car demeure sur son territoire une part non négligeable de fidèles qui se réclament de l’Eglise orthodoxe ukrainienne (Patriarcat de Moscou) dépendant toujours du patriarcat moscovite et dirigée par le patriarche Onuphre, du monastère des Grottes de Kiev, dont on peut penser qu’elles ne subiront pas un pilonnage de la part des troupes russes… Les pourcentages publiés pour ces trois communautés en compétition sont invérifiables. Les échauffourées se sont multipliées ces dernières semaines : prédicateurs violentés, police partisane, on a même vu des scènes d’émeute lors des funérailles d’un patriarche dont le corps refusé dans une cathédrale a été enterré à la hâte et sous la pression de la foule sur le parvis… Aujourd’hui dans certaines églises ukrainiennes on prie pour la victoire, alors que de l’autre côté de la rue, on se contente de prier pour la paix…

En guise de conclusion

De là à parler de guerres de religion… Certains esprits ne s’embarrasseront pas pour franchir le pas. Il existe en tout cas une guerre pour s'approprier des symboles et comme toujours, l’élément religieux si sensible en cette région du monde est un catalyseur facile des énergies mais aussi des haines. Il constitue un enjeu de pouvoir important aux yeux de Moscou qui sait très bien en jouer depuis l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir, cet ancien agent du KGB qui a su utiliser la propagande religieuse pour asseoir son autorité sans partage et alimenter son rêve expansionniste, celui d’une Russie en possession d’un leadership spirituel sur l’ensemble de l’orthodoxie comme le revendiqua en son temps le patriarche byzantin : l’heure est venue de la « troisième Rome », cette théorie politique selon laquelle après Rome désertée par le pouvoir au IVème siècle, Constantinople tombée aux mains des musulmans en 1453 , Moscou devenue la capitale du seul état indépendant orthodoxe, aurait reçu la mission de protéger la foi et les traditions de l’Empire disparu.

En attendant, dans les églises d’Ukraine quelles que soient leurs allégeances, dans celles de Pologne, de Hongrie ou de Roumanie, l’aide aux victimes est à l’œuvre. Les communautés religieuses d’Occident sont elles aussi en première ligne dans cet effort de solidarité où se décline modestement et souvent héroïquement la charité qui découle inlassablement de l’Evangile. Le paradoxe ne cesse d’étonner quand on voit la misère des institutions qui le transmettent depuis plus de deux mille ans. C’est le mystère de l’Incarnation où Dieu a voulu embrasser cette lourde pâte humaine pour ne pas l’abandonner à sa pesanteur mais lui apporter le levain qui lui permet de redevenir, sous d’humbles visages anonymes, ce qu’elle était quand, sortie belle des mains du Créateur, elle n’avait pas encore été séduite par le péché, et qu’elle puisse encore donner à espérer en rayonnant déjà de la gloire qu’il lui promet.